De l'importance d'ouvrir l'oreille,

J'étais alors interne aux urgences. Comme dans beaucoup de services d'urgences, il y avait des habitués. Lui, c'était l'habitué de fin d'après midi. Dialysé, une histoire gastrique pas claire, altéré par la vie. Il venait régulièrement, en fin de journée, hurler qu'il avait mal au ventre. "De la morphine", c'était à peu près ses seuls mots. Pour l'équipe, c'était une sorte d'addiction aux opiacés, un shoot à venir chercher lorsqu'il n'avait pas sa dose.

J'avais vu plusieurs fois son nom sur le logiciel. La première fois que j'avais du prendre en charge son dossier, j'avais appelé son néphrologue et le gastro-entérologue qui avait fait la dernière fibroscopie pour y voir plus clair. Ils étaient rassurants. Il avait des douleurs chroniques, il fallait le soulager, c'était tout. La sénior m'avait briefée, un peu d'antalgiques dans la perfusion et retour maison. On faisait quand même le point sur sa douleur abdominale, vérifier les marqueurs rénaux et hépatiques, histoire de ne pas passer à côté d'un truc. 

Il y a eu un soir, et puis d'autres. Une fois, avec une certaine exaspération de voir ce nom réapparaître sur l'écran, l'équipe proposait de faire une "titration de sérum physiologique", autrement dit, administrer du placebo en faisant croire qu'on administrait de la morphine. En dehors des considérations éthiques de cette pratique, j'étais curieuse d'en voir les effets. D'une certaine manière, j'espérais que l'équipe aurait tort, que ça ne marcherait pas, parce que je ne cautionnais pas. 

Ce n'est pas exactement ce qui s'est passé ce soir là. Comme beaucoup de soirs, après la perfusion, il s'est endormi, soulagé. Il dormait, ne criait plus pour demander les précieux opioïdes. Il s'était passé un truc qui m'était incompréhensible. Le sérum physiologique le soulageait autant que la morphine. J'ai voulu comprendre. J'avais fini ma journée, passé le relais des autres patients à l'équipe de garde, mais là, il fallait faire quelque chose. J'ai pris le temps, quelque chose d'important venait de se jouer, et il fallait saisir ce moment. 

Je suis allée le voir. Il était soulagé, apaisé, on a parlé. Je lui ai expliqué, comme j'ai pu, ce qui venait de se passer. Le mensonge sur les médicaments administrés, et leur effet sur sa douleur. Cherché à comprendre ce qui le poussait à revenir ici, encore et encore, et ce qu'était cette douleur. C'est là qu'il m'a dit. Il venait dormir. Les urgences était ce lieu reposant où il pouvait dormir en sécurité. Hors de ces lieux, son sommeil était agité par son passé de violences sur son trajet migratoire, par les tortures subies. La discussion a duré longtemps. La douleur, c'était seulement le reflet de son passé qui se réveillait.

Après ça, je lui ai proposé de rencontrer le psychiatre de garde, il a accepté. Je ne l'ai plus jamais revu. Je ne sais pas si il n'a plus consulté pour ce motif, dans ces urgences ou ailleurs, si il a pu être apaisé durablement ou non.  Ce jour là, en plus de  dormir, il a eu une écoute sur ce que signifiait sa douleur, ouvrant une nouvelle option sur sa prise en charge. J'espère que l'accompagnement proposé a été une solution vers une forme d'apaisement. Ce que j'ai retenu, de ces soirées là, c'était que de garder l'écoute, malgré nos présupposés, la fatigue, le contexte... peut changer une prise en charge et ouvrir d'autres perspectives, et accueillir une réalité qu'on n'avait parfois pas imaginé.

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