Crabes

Les cancers, ce sont ces cellules qui se multiplient, à l'infini, prennent l'énergie, et finissent parfois par gagner une lutte contre leur hôte. Les cancers, ça se dépiste, quelques fois, se soigne, souvent, et ne se guérit pas toujours. Parfois, il y en a un, parfois plusieurs. Mais avant d'être des cancers, ce sont des patient.es, avec leurs histoires. 

Il y en a eu, des patientes avec leurs mammographies anormales. Alarmées, paniquées, accompagnées. Et cette dame, ma première annonce toute seule. J'étais remplaçante, c'était un mardi, le jour où je devais recevoir les résultats de biopsie. Rendez-vous en fin de la consultation pour avoir le temps. J'avais bien relu l'annonce de la mauvaise nouvelle, m'étais mémorisé ce que j'avais vu faire. Je n'étais quand même pas prête. J'avais cherché quelques repères, organisé les choses pour que ce soit clair pour elle, la suite, surtout pour me rassurer moi, d'avoir quelque chose à dire. Elle est entrée, elle savait. Déjà le temps d'organiser la biopsie, attendre les résultats, elle savait. Elle savait que la bonne nouvelle n'arriverait pas, que la boule qu'elle avait trouvée n'était pas bon signe. Elle s'était dit que si ça avait du être une bonne nouvelle, j'aurais rappelé avant, pour la rassurer. Elle savait. Alors elle a pleuré,  un moment qui paraissait hors du temps, à l'époque, on pouvait se toucher la main, alors on l'a fait. On a appelé ses enfants à l'autre bout de la France, fait entrer son mari qu'elle avait préféré laisser en salle d'attente, ils ont pleuré. Et puis, prise d'une énergie incroyable, elle a décidé de se battre. Son combat à elle, c'était de ne pas manquer le boulot, de continuer une vie normale. Elle s'est battue, le temps que je l'ai connue. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue, mais elle reste "ma première fois", suspendue hors du temps, comme un passage obligé de ma vie de médecin.

Interne, en SASPAS. Il y avait eu ce monsieur. Il n'avait pas consulté depuis longtemps. Mille problèmes, je n'avais pas bien compris. Pourtant, la consultation avait duré. Une de mes plus longues consultations d'interne, quarante-cinq minutes de brouillard pour moi. "On se revoit la semaine prochaine", pour compléter, mieux comprendre ses douleurs. Ça a été très vite, on ne s'est revus qu'une fois. Cette fois là, j'avais un doute sur son ventre à l'examen, mais quand même, il ne pouvait pas y avoir quelque chose alors qu'il n'y avait rien la semaine d'avant. Alors on allait faire une imagerie, pour comprendre. J'ai su après, que c'était son foie, plein de métastases, vite, rapides. Les poumons, ça ne pardonne pas toujours. Il n'a jamais quitté l'hôpital, je l'ai appelé longtemps, pour avoir des nouvelles. La rapidité de ce doublement de cellules m'avait scotchée, je l'avais sentie sous ma main, et vu sous mes yeux. Lorsque j'avais reçu sa fille, plus tard, quand j'étais remplaçante et plus interne, elle m'a dit "vous avez soigné mon père". En vrai, je n'avais pas soigné grand chose.

Hôpital de jour de chimiothérapies. Un jour, un couple est venu pour la chimiothérapie de monsieur. Ma cheffe m'a dit tout de suite, en le voyant qu'elle allait parler à sa femme, et que moi, je devais le faire patienter. C'était surprenant, déroutant. C'était la première et seule fois du semestre qu'elle avait une telle demande. Alors, je suis entrée dans la chambre, je me suis présentée, assise et j'ai écouté. Cet homme ne me connaissait pas et il s'est mis à me raconter sa vie. De son apprentissage à la retraite, l'ensemble de ses petits boulots. L'amour fou pour sa femme. Sa vie. Ma cheffe et sa femme sont revenues, elles lui ont annoncé qu'il n'aurait pas sa chimiothérapie et qu'à la place, elles lui avaient trouvé une place en soins palliatifs, qu'il y serait bien. De la vie, il a basculé dans la mort, comme s'il avait rendu un dernier souffle en racontant. Je me rappellerai toujours ma cheffe en sortant qui m'a dit "tu vois ce monsieur? il va mourir. Ca se voit dans ses yeux". On n'a pas eu le temps le lendemain d'aller le voir en soins palliatifs. Après ça, j'ai retrouvé ce regard chez d'autres patients. C'était déroutant, mais peut-être que de reconnaître ce regard m'a permis de m'assoir, de me taire et d'écouter.

Plus récemment, il y a eu ce patient, avec un scanner tout pourri. Je ne le connaissais pas, il ne me connaissait pas. D'habitude, son médecin c'est mon collab, mais il ne travaillait pas ce jour là. J'ai organisé les choses entre deux, pour qu'il puisse être accueilli correctement à l'hôpital. Deux propositions par deux médecins de deux hôpitaux, un qui voulait "remplir ses lits pour le week-end" (sans proposer de bilan le weekend, et éviter ainsi d'autres malades potentiellement plus lourds) et un qui programmait le bilan complet pour le lundi suivant. Le choix était fait, il passerait son week-end en famille plutôt qu'à attendre dans une chambre triste d'hôpital. Le déni de l'annonce d'une maladie grave, et puis son sourire "je vous donne rendez-vous dès que je sors de l'hôpital". Avec sa femme, ils étaient vraiment touchants, le genre qu'on a envie de prendre dans les bras, d'avoir dans notre famille, et à qui on voudrait dire que tout ira bien. Je ne l'ai jamais revu, il est décédé et on ne le croisera plus se promenant dans la ville main dans la main avec madame, comme il en avait l'habitude.

Aujourd'hui, je mesure la chance que j'ai eu pour ces personnes d'avoir pu avoir du temps d'écouter. Je ne sais pas si je pourrais en faire autant, au vu du contexte, de la pression ressentie, de la pandémie, et de la souffrance générale exprimée par les patients. J'espère pouvoir rester quelque part un peu de cette personne qui peut prendre le temps de tendre une main lorsque c'est nécessaire. 

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